Récit - Anne G. habite à Strasbourg. Arrivée à L'Arche en 2010 comme volontaire puis embauchée par la fédération, elle a été invitée à participer à la réunion d'information de la communauté de L'Arche à Strasbourg organisée samedi 22 février. Elle nous en partage le déroulement et ses impressions.
Les résultats de l’enquête concernant Jean Vanier ont été rendus publics le matin même. Dans chaque communauté de L’Arche en France, un temps d’annonce est organisé. A L’Arche à Strasbourg, personnes handicapées, salariés, volontaires, étudiants, et membres du conseil d’ddministration sont invités à écouter la difficile nouvelle et à réagir. Nous sommes le samedi 22 février 2020, et le fondateur de L’Arche vient de mourir, une deuxième fois.
Des petits « Ça va ? », des petits « Oui, et toi ? »… Une ambiance un peu lourde plane sur le salon où sont rassemblés tous ceux qui ont pu se rendre disponibles. Veronika, la directrice de L’Arche à Strasbourg nous a envoyé ce message : « Nous nous retrouvons aujourd’hui à 17h30 au Grand8 pour un temps d’information officiel avec les membres de L’Arche à Strasbourg et le Conseil d’Administration. Vous êtes les bienvenus ! » Dans les regards, un voile de tristesse. Un peu comme quand on entre dans une maison où repose un mort. On parle peu ou bas. Pas de rire joyeux ou de blague traversant la pièce. L’accueil chaleureux habituel ? Ce sera pour demain. Un arc de cercle fait face à Veronika, qui s’apprête à raconter ce que beaucoup d’entre nous ont déjà appris. « Des deux maisons, qui n’est pas là ? » Un rapide état des présents et des absents, et elle se lance.
L’annonce aux communautés devait se faire mardi : réunion avec les salariés et volontaires des maisons à 16h. Soirée communautaire avec les personnes ayant un handicap, les étudiants et quelques proches dans la foulée. D’« annonce officielle » on passe à « temps d’information » car l’annonce est sortie le matin même dans les médias. Apprendre que notre fondateur a commis des abus sexuels via la presse, c’est dommage. Mais c’est la loi de la vitesse : l’embargo a été levé par un premier journal trop pressé. Ce n’est pas grave, Veronika racontera quand même. « Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour préparer. Je me sens un peu novice dans cette annonce. » Qui lui en voudrait de ne pas être au top ? Qui voudrait d’ailleurs être à sa place aujourd’hui ?
« On va l’écouter tous ensemble, et puis chacun pourra réagir. Mais l’annonce est difficile. » Veronika, épaulée par son président de CA, raconte la triste affaire. « Jean Vanier a exercé une emprise psychologique et spirituelle sur des femmes. C’est allé trop loin. » L’Arche Internationale a fait parvenir à chaque responsable de communauté un document à lire et un autre à projeter, avec des dessins. Les dessins sont sans équivoques. Le rapport est accablant. « Nous sommes très reconnaissants vis-à-vis de nos responsables qui ont eu le courage de chercher à faire la lumière sur notre histoire, explique Veronika. Et aussi reconnaissants du courage de ces femmes qui ont témoigné. » À aucun moment le message ne vise à minimiser les faits où à prendre la défense de Jean Vanier. Son image idéalisée s’écroule. Il meurt une deuxième fois.
Le temps des réactions est d’abord silencieux, puis quelques voix se lèvent. « J’ai connu Jean du temps où j’habitais dans son foyer. J’ai l’impression qu’on me parle d’un autre homme » raconte Etienne*. « C’est une grande déception, exprime Tobias. On se sent trahi. Mais merci à toutes ces femmes qui ont eu le courage de témoigner. Elles n’ont pas voulu faire de mal à L’Arche, mais elles ont parlé. Elles ont bien fait. » « Dans notre société, il y a du très bon et du très mauvais, partage Luc. On va trouver à L’Arche d’autres dynamismes. » Nadia prend à son tour la parole : « Cet après-midi, j’ai dansé un peu à côté. Les mains comme ça, explique-t-elle en faisant les gestes. » On l’interroge alors sur ce qu’elle a effectivement compris de ce que vient de raconter Veronika. Elle répond : « Ça, c’est plus tard ». Je me retrouve bien dans l’attitude de Nadia. Je voudrais que cette annonce ne m’atteigne pas. Après tout, je connaissais à peine Jean Vanier et je n’étais pas venue à L’Arche pour lui. Mon expérience auprès des personnes handicapées reste inchangée : Jeanne, Jean-Marie, Sarah, Régine m’ont transformée. Il faudra du temps pour que chacun comprenne, accueille la nouvelle, selon ses capacités, son rythme et son degré d’attachement à notre fondateur. D’autres temps de partage sont prévus dans la semaine, avec les parents et amis notamment, pour continuer à « digérer ensemble ».
J’ai connu Jean du temps où j’habitais dans son foyer. J’ai l’impression qu’on me parle d’un autre homme,"
Etienne*, salarié.
Plus jamais ça. « On voudrait que jamais cela ne se vive dans nos communautés, insiste Veronika. Si quelqu’un trouve qu’il n’a pas été respecté dans son corps, son esprit, il faut le dire ! » - Deux mains se lèvent alors : « Myriam et moi [Amandine] on se demande ce que ça veut dire. » « Si quelqu’un propose une relation sexuelle par exemple, et que ce n’est pas ce qu’on veut, il faut pouvoir le dire » explique Veronika. Pour cela, une procédure de signalement a été mis en place. « Voir qu’il existe un cadre où on peut parler, c’est très rassurant, apprécie Léa, salariée. Savoir dire les choses peu glorieuses, c’est un gage de sécurité. C’est un bon signe pour L’Arche. »
« Mais alors, pour nous qui sommes dans le bateau, quoi faire ? » « D’une part, nous voyons toute cette vie dans nos communautés et de l’autre, nous réalisons que nous avons idéalisé notre fondateur répond Veronika. Nous devons vivre un deuil, car L’Arche s’est beaucoup construite sur ce que Jean Vanier a dit. Nous allons faire un chemin vers plus d’accueil de la réalité. » « Comment devra-t-on parler de L’Arche lorsque l’on sera amené à témoigner à l’extérieur ? » interroge Léa. « On ne connaît pas toutes les réponses, reconnaît André, président de L’Arche à Strasbourg. Il faudra du temps pour regarder avec du recul la personne de Jean Vanier. Reconnaître les choses remarquables et les choses graves. Mais vous saurez en parler parce que parler de L’Arche c’est raconter ce que vous y vivez. L’Arche à Strasbourg, c’est votre expérience. »
Dans le cœur de beaucoup de gens, L’Arche c’était « lui ». Jean Vanier est mort. Une deuxième fois aujourd’hui. Mais la vie ensemble continue. Parce que L’Arche, c’est nous.
*Certains prénoms ont été modifiés