Membre du conseil d’administration de la fédération de L’Arche en France, le conseiller d'État Denis Piveteau1 s’est vu confier à l’automne 2019 (avec Jacques Wolfrom2) par le Premier ministre une mission d’études chargée de préparer le lancement d’une stratégie nationale de déploiement de l’habitat inclusif.
Le rapport a été remis au gouvernement fin juin 2020 et certaines de ses propositions ont de bonnes chances d’être intégrées dans la nouvelle loi Grand âge et autonomie (prévue pour début 2021). Déjà, le Parlement a adopté fin 2020 la proposition du rapport pour la création d'une aide à la vie partagée (AVP), prenant ainsi en compte les nouvelles formes d'habitat inclusif.
1/ Votre rapport propose une solution d’habitat inclusif « accompagné, partagé et inséré » (API) pour permettre de « vivre chez soi sans être seul » : pourquoi pensez-vous que cette solution est aujourd’hui la voie que notre société devrait emprunter pour permettre aux personnes fragiles de vivre dans de bonnes conditions ?
La voie à suivre par la société réside moins, je crois, dans un dispositif particulier que dans la capacité à apporter à chacun la solution qui répond à ses aspirations, en stimulant chaque fois l’interaction sociale la plus dense possible. Et ça ne sera pas forcément toujours l’habitat API. À certains moments de la vie, ou parce que le handicap est très lourd – ou parce que le monde environnant est très peu accueillant ! – la réponse institutionnelle traditionnelle sera peut-être ce qui permet (dans un cercle évidemment restreint) le mieux de vie relationnelle.
Mais si l’habitat API s’impose comme une sorte de standard, c’est parce qu’il repose tout simplement sur le droit commun : habiter comme tout le monde avec tout le monde. Mais avec des services d’aide à la vie quotidienne, et sans vivre seul. Au fond, avoir l’appui d’un cercle de proximité tout en étant chez soi. J’allais dire : comme en famille.
2/ En quoi l’expérience de L’Arche a-t-elle pu être une source d’inspiration dans la conception de cette proposition d’habitat API ?
En étant à bien des égards son prototype, puisque le rapport ne propose pas véritablement l’habitat API – nous savons bien qu’il existe déjà quel que soit le nom qu’on lui donne – mais vise à permettre son déploiement plus massif. Les communautés de L’Arche offrent des propositions qui s’inscrivent dans la logique du « vivre chez soi sans vivre seul ». À preuve le fait que quiconque, handicapé ou non, a vocation à y habiter. Cette « mixité » qu’incarnent très particulièrement les assistants qui vivent sur place est un marqueur très fort d’un habitat API.
3/ Dans cette logique, quels sont les défis que doivent relever les communautés de L’Arche, voire les évolutions à engager ?
D’abord savoir faire vivre et durer cette mixité. C’est le cœur du projet de L'Arche. Être aussi très attentif à l’ouverture sur la société environnante. Dans API, le I signifie « inséré dans la vie sociale », c’est-à-dire dans le quartier, la ville, les activités associatives et civiques. Certes, il y a quelques fois des obstacles liées à l’implantation géographique. Mais c’est important de trouver un bon équilibre entre la vie communautaire et l’ouverture sur l’extérieur.
4/ Comment penser l’habitat inclusif pour les personnes les plus lourdement handicapées accueillies jusqu’à maintenant en FAM et en MAS ?
Je renverse la question : pourquoi « place »-t-on des personnes adultes en foyer ? À quel héritage socio-culturel cela se rattache-t-il ? Il faut arriver à pivoter dans nos têtes, pas pour supprimer les institutions médico-sociales, mais pour les placer en solutions de subsidiarité, mobilisées après les autres. On trouve normal qu’une personne pourtant lourdement handicapée, dont on dit qu’elle ne peut « qu’aller en MAS » rentre passer un mois de vacances en famille. Alors ? Pourquoi ne pas trouver le moyen de lui proposer de dilater à l’année entière ce mode de vie de type familial ?
5/ À votre avis, est-ce que notre société est suffisamment prête, suffisamment solidaire pour développer massivement des habitats « accompagnés, partagés et insérés » ?
Notre société est lasse, surtout, des mécanismes de solidarité abstraits, distants, bureaucratiques. L’habitat API n’est pas à chercher sur la lune. Ce sera le vieil hôtel désaffecté du centre-bourg qu’une mairie décidera de restaurer pour y loger, en plus d’employés municipaux, des personnes invalides du village qui ne peuvent plus vivre chez elles. Ce sera la maison devenue trop grande que sa propriétaire, veuve et impotente, aménagera en studios pour d’autres personnes invalides comme elle et quelques jeunes professionnels, etc.
6/ Comment est accueillie la proposition d’habitat API dans le secteur médico-social ?
Pas forcément mal, car les gestionnaires y sont à l’écoute des aspirations profondes de ceux qu’ils accueillent. Mais il y a pu y avoir des critiques mettant en avant le risque d’une dérive vers des solutions « low cost », moins sûres, moins riches en professionnels formés, bref : budgétairement opportunistes de la part des pouvoirs publics. C’est une idée que je combats, bien sûr. À densité de services identiques, l’habitat API n’a aucune raison d’être sensiblement moins cher. Ou plutôt : s’il l’est, ce sera pour des raisons qui ne tiennent pas à des économies faites sur le dos des personnes qui y vivent. Mais parce que lorsque tous, valides et handicapés, partagent un même projet de vie qui les motive et que la responsabilité de chacun est attendue, il est possible que ça diminue certains coûts « cachés » du fonctionnement d’une structure...
7/ En quoi la crise sanitaire et le confinement peuvent-ils représenter une opportunité ou au contraire un frein au développement des habitats inclusifs ?
En faisant prendre conscience que le dilemme entre « rester chez soi tout seul » et « rester enfermé dans un établissement » et soumis à un règlement qui peut, du jour au lendemain, empêcher toute visite, bref, celui du choix entre deux solitudes, est un dilemme inadmissible.
Voir la présentation globale du rapport par Denis Piveteau pour les Petits Frères des Pauvres.
1 – Denis Piveteau est conseiller d’État, président de la 5e chambre de la section du contentieux du Conseil d’État (depuis août 2019). Il est président du conseil d’administration de Simon de Cyrène.
2 – Jacques Wolfrom est président du comité exécutif du groupe Arcade (immobilier social).
Photo : DenisPiveteau ©Philippe Chagnon